DES POUSSIÈRES DE TOI
2012, art et essai, 4 min
Treize secondes pour rescaper un petit disparu de l'oubli.

RÉCIT EN POUSSIÈRE - OU LES PÉRILS DES TRAVAUX DE LA MÉMOIRE

Mon premier contact avec la mort a eu lieu à sept ans. Pierre, le jeune frère de deux de mes meilleurs amis et voisins, de même que la fillette de la dame qui les garde pour la journée se noient dans la piscine attenante à la maison de celle-ci. Cette tragédie ébranle toute la collectivité. Ma mère est une proche amie de la mère du petit noyé et l’onde de choc balaie aussi notre clan. Quelque temps après ce malheur, la famille éprouvée déménage à Toronto et je ne revois plus mes voisins, mais à ce jour je me souviens des petites bottines en bronze sur le manteau de leur cheminée.

45 années plus tard, un ami et ancien voisin m’apprend que les deux frères sont de retour dans la région et il nous convie tous chez lui pour des retrouvailles. Au cours de la soirée, ce dernier sort quelques photos d’époque. Sur l’une d’entre elles, le petit Pierre.

Du coup, je me rappelle que parmi les films de famille 8mm tournés par mon père, il y a une brève séquence avec Pierre. À chaque fois que nous la visionnions ma mère s’exclamait, toujours avec la même voix étranglée d’émotion : « Oh ! C’est le petit voisin qui s’est noyé. »

En apprenant l’existence de ce film, mes copains jubilent. En effet, la famille ne possède que quelques photos de Pierre et, plus tôt, en voyant celle de notre hôte, ils lui en ont tout de suite demandé un double. « Ma mère ne s’est jamais vraiment remise de cette mort, nous confient-ils, ça lui ferait tellement plaisir de voir ce film. »

La séquence existe, de cela je n’ai aucun doute, et il me suffira simplement de la reproduire sur un DVD puisque j’ai déjà numérisé toutes les bobines de mon père, mais craignant de les décevoir, je m’empresse d’ajouter que, de mémoire, la séquence est courte. Peu leur importe, c’est tout comme si je venais de leur annoncer qu’ils ont gagné le gros lot à la loterie.

Quelques semaines plus tard, je repère la dite séquence dans mes archives. Malheur ! Elle est composée de seulement deux plans totalisant 13 secondes : le premier, de ma mère et de la mère de Pierre qui saluent mon père de la main ; le second, de Pierre qui marchent vers la caméra. Ce dernier plan dure six secondes.

J’ai beau me dire que ça n’a pas d’importance, que même cette bribe vaut mieux que rien, je suis abattu. Je m’en veux d’en avoir parlé avant de vérifier ce que j’avais en main. Après tout, ça aurait pu être une belle surprise alors que maintenant j’ai gonflé leurs attentes et il est trop tard pour revenir en arrière.

Que faire ? Puisque j’ai promis un DVD, j’importe les deux plans dans un logiciel de montage et je les ralentis encore et encore jusqu’à créer un effet de déroulement cadre par cadre.

Évidemment, la séquence est muette. Or, quelques jours auparavant, au hasard d’une recherche, j’ai découvert le clip de Sophie Hunger interprétant le succès de Noir Désir, Le vent nous portera, que j’entendais pour la toute première fois. Je place cette trame dans la séquence et je lance. Sidération !

La suite va vite. La trame musicale impose naturellement son rythme au montage image. Quelques heures plus tard, c’est bouclé.

Mais je ne suis pas au bout de mes peines car c’est en préparant le générique que tout bascule une seconde fois.

Je communique avec l’un des frères pour connaître les dates de naissance et de décès de Pierre car je veux dédier le film à sa mémoire. Il m’informe qu’il est décédé en 1962. Tout de suite je sais que quelque chose ne va pas. Sur la petite boîte en carton jaune de Kodak contenant la bobine originale de la séquence mon père a inscrit 1964 et d’autres séquences du film confirme l’exactitude de cette date.

Très vite, nous nous rendons compte qu’il y a erreur sur la personne. Le petit bonhomme de la séquence n’est pas Pierre mais plutôt son frère benjamin qui avait deux ans de moins et qui, en 1964, avait donc l’âge de Pierre au moment de son décès. Qui plus est, comme c’est souvent le cas à cet âge, les deux bambins se ressemblent à s’y méprendre.

En langue persane, le mot « vent » prend aussi le sens du mot « temps ». Aussi, on peut tout aussi bien dire que le vent ou que le temps nous portera, nous emportera. Deux enfants unis par un mot.

Rien d’autre à faire que de sourire face aux périls des travaux de la mémoire. Je conclue, plus sereinement cette fois-ci, que cela ne fait rien au fond. La famille sera de mon avis.

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LE PETIT DISPARU
GÉNÉRIQUE
SOPHIE HUNGER
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